Il ne fait aucun doute que nous vivons l'une des grandes révolutions médiatiques. L'accessibilité, la matérialité et la stabilité des savoirs sociaux, ainsi que les processus et techniques de leur autorisation, changent profondément avec l'arrivée de médias basés sur l'ensemble des techniques que nous appelons aujourd'hui numériques. Suivre l'actualité dans les journaux nordiques, suivre les artistes, les intellectuels, les écrivains sur les différents réseaux sociaux, consulter les sources de l'histoire - manuscrits islandais, tableaux dans les musées, œuvres littéraires et non littéraires, jouer à des jeux vidéo nordiques - avec des amis ou des amis à venir, tout cela est possible depuis la France comme si l'on vivait dans la campagne suédoise, sur la côte ouest du Jutland ou au bord d'un fjord norvégien, pour ne citer que quelques exemples. Mais qu'est-ce que cela signifie pour les études nordiques, pour ce que nous faisons, enseignons, étudions ? Comment devrions-nous changer pour que tout reste tel que c'est, pour paraphraser la célèbre devise du conservatisme tirée du roman Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa ?
Lorsque j'ai commencé à faire des études
scandinaves, les départements avaient des abonnements aux principaux journaux
nordiques. Ils arrivaient avec plusieurs jours de retard par la poste, et les
nouvelles présentées étaient souvent périmées. Néanmoins, ils nous étaient
précieux : les feuilleter, c'était suivre avec un peu de retard les débats
politiques et culturels, invisibles depuis le continent par ailleurs. En même
temps, ce décalage rendait palpable l'historicité des nouvelles. Il provoquait
une réflexion sur la temporalité, l'enchaînement des événements, le fait que
nous faisons partie d'une histoire qui se déroule. Le présent était l'hier de
demain. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, les actualités nordiques sont
accessibles depuis les mêmes outils que celles de nos familles et amis :
nos téléphones portables.
L'historicité n'est donc plus aussi
visible : les articles des journaux, les blogs, les réseaux sociaux ont tous la
même actualité tant qu'ils sont discutés. Ce n'est que très rarement que l'on
voit à travers une mise en page vétuste que le texte que l'on lit ou l'image
que l'on poste a déjà 10 ans. Cette perte d'une certaine appréhension de
l'historicité me frappe souvent lorsque je vois des étudiants citer des
ouvrages du 19ème siècle comme s'il s'agissait d'ouvrages de référence
d'aujourd'hui. En effet, le livre numérisé du siècle dernier ne se distingue
pas au premier coup d'œil d'un livre actuel de même forme. Avant la révolution
médiatique que nous connaissons aujourd'hui, la différence historique se voyait
dans le papier et la poussière. Aujourd'hui, il n'y a que de la poussière sur
les pages du livre si vous n'avez pas pris soin de votre ordinateur ou
téléphone portable.
Cette petite réflexion n'est pas une
critique des conditions médiatiques actuelles, mais simplement un exemple de ce
que la recherche sur les médias montre depuis longtemps. Nos savoirs sont
façonnés par les médias qui sont à notre disposition, et chaque révolution
médiatique a également entraîné un changement de paradigme dans les savoirs.
Ainsi, la transformation médiatique que nous vivons aujourd'hui peut être
comparée aux précédentes révolutions des modes de savoir, comme l'invention de
l'écriture il y a 5000 ou 6000 ans, l'imprimerie au 15ème siècle, les presses
rapides du 19ème siècle avec l'invention des journaux quotidiens et des
magazines spécialisés, ainsi que les moyens de transmission des images en mouvement
(cinéma, télévision, etc.). Chaque changement a donné la possibilité d'une
externalisation des connaissances dans des archives, d'une extension de notre
mémoire et de nouvelles approches pour traiter ces connaissances. En ce sens,
les archives et les bibliothèques ont été les clouds des siècles précédents.
Illustration : Carte des mythèmes chronotopiques dans Le voyage merveilleux de Nils Holgersson, créé par l'auteur à l'aide du Laboratoire des mythèmes (https://mythemes.u-strasbg.fr/w/) et le logiciel Gephi.
Que signifie tout cela pour nous, les
études nordiques, notamment en termes de formation ? Je pense que cela concerne
au moins deux choses : une réflexion sur les méthodes et une réflexion sur les
contenus. Tout d'abord, il serait important d'introduire une réflexion
et un apprentissage sur les médias et l'impact des médias sur la connaissance.
Comment comprendre l'importance du roman au 19ème siècle si l'on ne comprend
pas qu'il avait presque le monopole du marché des récits fictionnels
médiatisés, aujourd'hui partagé avec les films à la demande, les jeux vidéo,
les bandes déssinées, etc. Réinvestir les connaissances sur la façon dont le
papier était utilisé pour distribuer et faire circuler les savoirs et pour
créer des communautés aurait également l'avantage de mieux comprendre les
médias d'aujourd'hui : Quelle est leur spécificité ? Quelles sont les
différences entre la lecture d'un roman aujourd'hui et dans le passé ? Cette
réflexion pourrait également aider à comprendre le changement des média qui a
eu lieu au Moyen Âge, lorsque les Islandais ont mis par écrit les histoires qui
circulaient oralement auparavant. Qu'arrive-t-il aux histoires lorsqu'elles
sont fixées sur le papier ?
Ensuite, il faut réfléchir aux compétences à transmettre : la critique des sources reste aussi importante qu'avant, mais ne devrait-elle pas prendre de nouvelles formes ? La traduction reste une compétence clé dans notre domaine, mais comment l'associer à la traduction automatique, qui donne des résultats de plus en plus fiables ? Ne devrions-nous pas également apprendre comment cette traduction automatique est effectuée, et donc définir notre nouveau rôle ? Être capable d'interpréter des textes, des films et, pourquoi pas, des jeux vidéo de manière méticuleuse est également une expertise importante. Mais qu'en est-il des nouvelles approches pour faire ce que l'on appelle la "lecture à distance" ? Ne devrions-nous pas introduire dans nos formations des cours sur l'utilisation des outils de text mining, des bases de données statistiques et de la visualisation ? Non seulement pour s'adapter aux besoins des futurs employeurs de nos étudiants, mais aussi pour être en mesure de faire ce qui devrait être au cœur de notre discipline : mieux comprendre et analyser les sociétés, les cultures, les histoires, les langues et les littératures de l'Europe du Nord ? Donc, marier la connaissance du livre avec celle d’une base de données, d’un algorithme et d’une langue de programmation ?
Ce sont des questions qui me préoccupent et qui, je pense, devraient nous préoccuper en tant que discipline. Ce blog est un excellent exemple pour montrer que je ne suis pas seul dans cette démarche : chercher à transformer nos méthodes et nos habitudes sans oublier qui nous sommes et pourquoi nous sommes ce que nous sommes. Les réponses aux questions ci-dessus seront nombreuses et changeront certainement au cours des prochaines années. En revanche, le fait que les réponses ne resteront pas les mêmes n'est pas une mauvaise chose : quand la vie change, les savoirs changent, la recherche change, et c'est le signe de leur vitalité.
Thomas Mohnike
L’auteur est professeur des études scandinaves à l’Université de
Strasbourg.
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