La jaquette bleu cyan laisse entrevoir dans un cercle deux demi-visages en noir et blanc, un homme et un enfant. Les parties visibles se complètent presque, comme deux morceaux d’un tout. Lorsqu’on la déplie, la photographie entière apparaît. C’est un cliché sans doute ancien, et si l’on connaît l’auteur, sa ressemblance avec l’homme est troublante.
Dans Bókasafn föður míns (La Bibliothèque
de mon père), Ragnar Helgi Ólafsson
se retrouve à devoir vider la bibliothèque de son père décédé quelques
années plus tôt, alors que sa mère s’apprête à déménager dans un appartement
plus petit, qui ne peut accueillir une telle collection. Problème : il ne
sait pas quoi faire des quelque quatre mille livres alignés sur ces étagères.
Il a bien essayé de proposer son trésor aux rares bouquinistes qui subsistent à
Reykjavík. Mais personne n’en
veut. Censé trier et ranger, il se laisse néanmoins bientôt happer par les
souvenirs tandis qu’il feuillette ces ouvrages qui vont des grands classiques
aux journaux de vie locaux, en passant par les contes folkloriques islandais.
Chacun de ces textes a son histoire. Le narrateur-auteur perd son temps, se
perd dans le temps. Et s’interroge.
Le livre a pour sous-titre Sálumessa, ou
« requiem ». Il raconte un double deuil, celui du père et de cet
objet dont plus personne ne veut, alors que pendant des siècles il était d’une immense
valeur, un cadeau précieux.
L’objet en question est au centre des préoccupations de ce personnage atypique du paysage littéraire islandais. Auteur, plasticien notamment formé à Aix-en-Provence, philosophe, éditeur, graphiste, Ragnar Helgi Ólafsson laisse son art s’exprimer à travers tout un éventail de supports. En 2016, on le voyait poser derrière des piles de livres dont il avait conçu la couverture dans un article du quotidien islandais Morgunblaðið, qui précisait qu’en vingt ans, il avait ainsi façonné l’écrin de plus de cinq cents ouvrages. La couverture d’un livre est une œuvre d’art à part entière, en témoigne par exemple son travail fascinant sur les très populaires polars d’Yrsa Sigurðardóttir, ironiquement reconnaissables au fait que… son nom est systématiquement gommé, effacé, arraché, trituré en tous sens*.
Un peu joueur et facétieux,
Ragnar Helgi Ólafsson met
beaucoup d’humour et d’absurde dans ses créations, un moyen de questionner
notre rapport aux objets, à la forme. En 2013, il fonde avec Dagur Hjartarson
les éditions Tunglið (La Lune),
qui publient à intervalles plus ou moins réguliers des livres imprimés à soixante-neuf
exemplaires uniquement, vendus au cours d’une seule soirée – de pleine lune,
bien sûr. S’il reste des invendus, ils sont brûlés dans un feu alimenté au
Cognac. « Un acte poétique, et non politique », une manière de « concentrer
toute l’énergie éditoriale sur quelques heures plutôt que de la diluer sur des
siècles », comme les deux comparses l’expliquent dans un entretien avec le
Guardian. Braquer le projecteur sur un livre le temps d’une soirée, au
lieu de le laisser périr et sombrer dans l’oubli parmi les centaines d’ouvrages
qui sortent chaque année.
La même maison est aussi à
l’initiative de la Ljóðbréf,
« lettre poétique » envoyée directement aux lecteurs inscrits, et qui
rassemble des œuvres de différents poètes, islandais ou étrangers.
Dans La Bibliothèque de mon père, Ragnar Helgi Ólafsson se désole de voir les algorithmes gagner sans cesse en importance dans un monde de plus en plus numérique. Parce qu’ils nous suggèrent des œuvres (musicales, littéraires, cinématographiques…) en fonction de nos goûts, ils éliminent de fait la surprise, la découverte, l’errance, l’inconfort. Autant d’émotions que cet artiste semble vouloir susciter à travers ses multiples modes d’expression.
* Quelques exemples sur le
site de son éditeur Bjartur & Veröld : Sogið, Gatið, DNA,
Aflausn…
https://bjartur-verold.is/collections/yrsa-sigurdardottir?page=2
Sources :
Article du Morgunblaðið :
https://www.mbl.is/frettir/innlent/2016/12/23/hannar_kapur_metsoluboka/
Article du Guardian :
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