vendredi 13 septembre 2019

Technologie du chant des montagnes norvégiennes


On pense souvent que les habitants des pays nordiques auraient une relation particulière, immédiate, symbiotique avec la nature, et que cette nature serait sauvage et immaculée. Ces conceptions sont des pierres angulaires de l’image que les Nordiques ont de leurs sociétés. Mais ne les cherchez pas dans la nature : elles ont été créées dans la culture ; elles ont une histoire, une politique et même une technologie. Un bel exemple de la construction culturelle de cette relation particulière avec la nature est offert par l’essai « Ole Bull og Norge »[1] où Francis Bull, professeur d’histoire littéraire nordique à l’université d’Oslo, raconte la vie tumultueuse du virtuose de violon avec qui il partage le même nom de famille.

Né en 1810 à Bergen et mort en 1880, Ole Bull a mené une vie de vagabonde marquée par des triomphes dans les plus célèbres salles de concert en Europe, des amitiés et des rivalités en Norvège et même un projet un peu fou pour fonder une sorte colonie norvégienne en Amérique du Nord. Le Norvégien le plus connu au monde de son temps, il a vécu pendant la grande période de l’éveil national norvégien, aventure dont il était un protagoniste important.

Quand le musicien fût reçu par Frederik VI à Copenhague en 1838, le roi demanda au violoniste qui lui avait appris à jouer aussi bien. « Les montagnes norvégiennes, votre majesté », répondit Bull. Le roi prenait le violoniste bergenois pour un fou, mais, selon le professeur auteur de l’essai, la réponse exprima une vérité intérieure que Bull avait acquise grâce à sa rencontre avec le musicien autodidacte Torgeir Augundson, connu aussi sous le sobriquet Møllarguten. Dans sa jeunesse, Bull avait transcrit les pièces qu’Augundson lui avait jouées à Bergen, apprenant ainsi des mélodies qu’il utilisait dans ses propres compositions et improvisations qui célébraient l’esprit norvégien. Plus tard, en 1849, Bull a invité Augundson à jouer à Kristiania (aujourd’hui Oslo) devant le grand public de la capitale. Møllarguten est arrivé en skis pour donner une performance qui est rapidement devenue un chaînon important dans la restauration de l’art national en Norvège.

L’anecdote exprime ainsi la conviction qu’Ole Bull avait d’une relation directe et quasi symbiotique entre lui-même et la nature norvégienne : Les montagnes lui auraient enseigné à jouer une musique qui, à son tour, exprimerait l’âme de ces même montagnes. L’histoire de Møllarguten montre cependant que cette relation est médiatisée dès le début. Avant d’exprimer l’âme de la nature, la musique a dû être transcrite en utilisant un système de notation hautement sophistiqué élaboré progressivement depuis l’invention des neumes, et, avant d’être transcrite, la musique a dû être jouée au violon, une invention technologique très complexe composée de plus de 70 pièces (le violon de Hardanger étant encore plus compliqué). Notons aussi que la performance de Møllarguten à Kristiania était possible grâce aux skis qui sont certes moins difficiles à confectionner qu’un violon, mais restent cependant une invention technologie majeure dans le climat nordique.

L’expérience de la nature est toujours médiatisée et façonnée par le langage, la culture et la technologie. Les montagnes peuvent nous apprendre beaucoup de choses, même à entendre une musique, mais elles ne le font pas sans signes, codes, objets, machines, infrastructures, institutions et réseaux d’acteurs.


Harri Veivo

L’auteur est professeur au Département d’études nordiques de l’Université de Caen Normandie.





[1] Francis Bull, « Ole Bull og Norge », dans Essays, Oslo, Gyldendal, 1964, p. 44-63.

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