On pense souvent que les habitants des pays
nordiques auraient une relation particulière, immédiate, symbiotique avec la
nature, et que cette nature serait sauvage et immaculée. Ces conceptions sont
des pierres angulaires de l’image que les Nordiques ont de leurs sociétés. Mais
ne les cherchez pas dans la nature : elles ont été créées dans la
culture ; elles ont une histoire, une politique et même une technologie.
Un bel exemple de la construction culturelle de cette relation particulière
avec la nature est offert par l’essai « Ole Bull og Norge »[1] où Francis
Bull, professeur d’histoire littéraire nordique à l’université d’Oslo, raconte
la vie tumultueuse du virtuose de violon avec qui il partage le même nom de
famille.
Né en 1810 à Bergen et mort en 1880, Ole Bull
a mené une vie de vagabonde marquée par des triomphes dans les plus célèbres
salles de concert en Europe, des amitiés et des rivalités en Norvège et même un
projet un peu fou pour fonder une sorte colonie norvégienne en Amérique du
Nord. Le Norvégien le plus connu au monde de son temps, il a vécu pendant la
grande période de l’éveil national norvégien, aventure dont il était un
protagoniste important.
Quand le
musicien fût reçu par Frederik VI à Copenhague en 1838, le roi demanda au
violoniste qui lui avait appris à jouer aussi bien. « Les montagnes
norvégiennes, votre majesté », répondit Bull. Le roi prenait le violoniste
bergenois pour un fou, mais, selon le professeur auteur de l’essai, la réponse
exprima une vérité intérieure que Bull avait acquise grâce à sa rencontre avec
le musicien autodidacte Torgeir Augundson, connu aussi sous le sobriquet Møllarguten. Dans sa jeunesse, Bull
avait transcrit les pièces qu’Augundson lui avait jouées à Bergen, apprenant
ainsi des mélodies qu’il utilisait dans ses propres compositions et
improvisations qui célébraient l’esprit norvégien. Plus tard, en 1849, Bull a
invité Augundson à jouer à Kristiania (aujourd’hui Oslo) devant le grand public
de la capitale. Møllarguten est arrivé en skis pour donner une performance qui
est rapidement devenue un chaînon important dans la restauration de l’art
national en Norvège.
L’anecdote
exprime ainsi la conviction qu’Ole Bull avait d’une relation directe et quasi
symbiotique entre lui-même et la nature norvégienne : Les montagnes lui
auraient enseigné à jouer une musique qui, à son tour, exprimerait l’âme de ces
même montagnes. L’histoire de Møllarguten montre cependant que cette relation
est médiatisée dès le début. Avant d’exprimer l’âme de la nature, la musique a
dû être transcrite en utilisant un système de notation hautement sophistiqué
élaboré progressivement depuis l’invention des neumes, et, avant d’être transcrite, la musique
a dû être jouée au violon, une invention technologique très complexe composée
de plus de 70 pièces (le violon de Hardanger étant encore plus compliqué).
Notons aussi que la performance de Møllarguten à Kristiania était possible
grâce aux skis qui sont certes moins difficiles à confectionner qu’un violon,
mais restent cependant une invention technologie majeure dans le climat
nordique.
L’expérience de la nature est toujours
médiatisée et façonnée par le langage, la culture et la technologie. Les montagnes
peuvent nous apprendre beaucoup de choses, même à entendre une musique, mais
elles ne le font pas sans signes, codes, objets, machines, infrastructures,
institutions et réseaux d’acteurs.
Harri Veivo
L’auteur est professeur au Département
d’études nordiques de l’Université de Caen Normandie.
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