Lorsque la cuisinière française, personnage principal de la nouvelle
« Babettes gæstebud » (1950) de Karen Blixen, met une tortue dans le
potage et fait cuire les cailles dans une pâte feuilletée en forme de
sarcophage, les invités norvégiens à son festin trouvent cela bien curieux. Les
patronnes de Babette pensent même que le fait de manger un animal aussi étrange
qu’une tortue relève de la sorcellerie. Ces paysans de la petite ville de
Berlevåg au nord de la Norvège ne sont pas habitués à une telle extravagance
culinaire. Appartenant à une communauté religieuse prônant l’ascétisme dans
tous les domaines de la vie, ils s’interdisent aussi les excès au niveau de la cuisine.
La cuisine nordique, longtemps
associée à la rigueur protestante et au manque de diversité des denrées des
pays du nord, est aujourd’hui devenue une star internationale. Depuis1989, le concours Bocuse d’Or, qui est un véritable baromètre des cuisines du monde, a récompensé des
cuisiniers venant de Scandinavie à plusieurs reprises. La revue britannique Restaurant
a également fait des louanges de la cuisine nordique en classant le restaurant Noma à Copenhague comme le meilleur du monde en 2010,
2011, 2012 et 2014. Inspirés par le mouvement cinématographique Dogme95,
12 chefs cuisiniers des pays nordiques se sont réunis en 2004 pour définir les
principes d’une cuisine dite « la nouvelle cuisine nordique ». Selon
leur manifeste, cette cuisine est « pure, légère et simple ». Même si
le manifeste se prononce en faveur du bien-être animal et souligne l’importance
d’une nourriture écologiquement responsable, il ne recommande pourtant pas un
passage au végétarianisme.[1]
Dans un livre
publié en 2017, Karen Lykke Syse, ethnologue de l’Université d’Oslo, observe
que tous les chefs cuisiniers ayant signé le manifeste sont des hommes et que
le mouvement de la nouvelle cuisine nordique comporte une certaine idée de la
masculinité. Explorant l’image de l’homme nordique véhiculée par la presse culinaire,
elle résume cette idée de la manière suivante : “ Real men are concerned with local food and good
organic ingredients, and eat parts of the animal most other eaters tend to
avoid.”[2] Selon Karen Lykke Syse, les livres de cuisine et les revues culinaires présentent
les hommes nordiques comme des chasseurs, des pêcheurs et des cueilleurs qui
sous leurs tabliers de chef sont musclés, mal rasés et tatoués. Le respect de
l’animal passe selon ces cuisiniers par l’utilisation de toutes les parties de
la bête tuée. Le livre Hele bøffelen (Tout le buffle) publié par Joacim Lund
en 2015 est un exemple de ce mouvement de carnivores convaincus.[3]
Estimant qu’il est possible de bien manger et en même temps de « sauver le
monde », Joacim Lund prône une consommation de l’animal « from
nose to tail ».
En guise
de conclusion, nous nous permettons de rappeler que les cuisiniers nordiques ne
sont pas tous des moustachus. Le journal norvégien Verdens Gang raconte l’histoire
d’une jeune norvégienne qui a mangé son cheval dont elle était obligée de se
séparer suite à un accident.[4]
Après avoir posté un message sur Facebook où elle a expliqué sa démarche, la
jeune femme a reçu de nombreuses répliques de la part de personnes qui condamnaient
son acte. Les réactions violentes s’expliquent probablement par une difficulté
d’accepter que l’on puisse manger un être cher, et aussi par le fait que le
cheval est une espèce qui se mange de plus en plus rarement dans les pays
occidentaux. Consciente d’avoir franchi un tabou, la norvégienne a maintenu que
pour elle, le fait de mettre son cheval à la casserole était une manière
responsable et écologique d’honorer l’animal. Comme l’aphorisme de Jean
Anthelme Brillat-Savarin cité dans le titre l’indique, notre manière de nous alimenter
est étroitement lié à notre identité et à la culture à laquelle nous
appartenons.[5]
Jørn Riseth
L’auteur est Maitre de langue de norvégien au Département d’études nordiques de l’université de Caen Normandie.
[1] Nordisk
Samarbeid. Nordisk køkkenmanifest. https://www.norden.org/no/node/2155
[2] Karen Lykke Syse. Looking the
beast in the eye. Re-animating Meat in Nordic and British food culture. P. 170.
in Michael Lundblad. Animalities: Literary and Cultural
Studies Beyond the Human. 2017.
[3] Joacim Lund. Hele
bøffelen. Spartacus forlag. 2015.
[5] Le titre du billet est un aphorisme
de Jean Anthelme Brillat-Savarin, magistrat et homme politique français
(1755-1826) dont le patronyme évoque à la fois un fromage triple-crème et un
dessert (le savarin). Brillat-Savarin est auteur d'un célèbre livre de
gastronomie, La physiologie du goût, édité en
1825.
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