jeudi 15 octobre 2020

L’intertexte incontournable des lettres nordiques

 

Nya Argus, une revue littéraire finlandaise, a demandé pour son dernier numéro à quelques auteurs de nommer leurs ouvrages préférés. Dans le palmarès ainsi constitué, le lecteur curieux peut trouver, à côté de noms comme Joseph Conrad, Georges Perec et Ingeborg Bachmann, Le livre de Job, choisi par Mikael Enckell. L’importance accordée à ce récit biblique n’est pas exceptionnelle. De nombreux auteurs nordiques s’inspirent toujours de l’héritage littéraire de la religion chrétienne, ce qui n’est pas sans poser des problèmes dans l’enseignement en études nordiques à l’université.

Le romancier suédois Pär Lagerkvist, prix Nobel de 1951, a consacré une grande partie de sa carrière à la réécriture des récits bibliques. Si les titres de ses romans affichent clairement les sources à l’instar de Barabbas (1950) et Det heliga landet (trad. La Terre sainte, 1964), les liens intertextuels et culturels qui rattachent la création moderne et contemporaine à la tradition chrétienne peuvent souvent être plus obliques. Le livre de Job est le modèle pour Jopi-serkun kirja (Le livre du cousin Jopi, 2005, non trad.) de l’auteur finlandais Pasi Linnus par exemple, et le suédois Torgny Lindgren raconte dans Hummelhonung (trad. Miel de bourdon, 1995) l’histoire de Caïn et Abel à travers le destin de deux frères vivant dans un hameau isolé dans le Norrland. Chez la poétesse finlandaise Pauliina Haasjoki, une réflexion sur l’équilibre des forces naturelles sur la Terre dans Planeetta (Planète, 2016, non trad.) est accompagnée d’une allusion à la première lettre aux Corinthiens. Ce ne sont que quelques exemples parmi des centaines.

Dans mes cours sur la littérature nordique, je demande souvent aux étudiants s’ils reconnaissent ces intertextes bibliques. Peu de mains se lèvent. Connaître la Bible serait pourtant nécessaire pour identifier et comprendre une partie non-négligeable des figures, allusions et intertextes qui émaillent les romans et les poèmes nordiques, y compris des auteurs les plus sécularisés.

Ignorer ces éléments prive non seulement le lecteur d’une partie de la richesse de l’œuvre, mais le rend aveugle au positionnement de la littérature dans le champ culturel et social. L’histoire des relations entre l’Église et l’État français a été tumultueuse et conflictuelle. Ce n’est pas le cas des pays nordiques où les pasteurs ont été très souvent des porteurs de la pensée des Lumières et l’État a délégué une partie de ses fonctions à l’Église dans un esprit de coopération. Mentionnons à titre d’exemple qu’environ 70% de jeunes Danois et 80% de jeunes Finlandais font leur confirmation aujourd’hui. S’ils sont souvent infus d’un esprit religieux au moment de s’agenouiller à l’autel après le stage d’une semaine qui précède le rite, le sentiment disparaît en général dans les mois qui suivent. Reste cependant la connaissance des récits bibliques, des Dix commandement, du Notre Père et d’autres textes qui nourriront l’imagination des futurs écrivains et que leurs lecteurs reconnaitront sans difficulté.

Le laïcité français tend à confiner les religions dans la sphère privée, alors que le sécularisme nordique leur laisse une place importante dans la vie publique. La littérature nordique exprime cette réalité. Si vous voulez connaître les lettres nordiques, commencez par la Bible !

Harri Veivo

L’auteur est professeur au Département d’études nordiques de l’Université de Caen Normandie.

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