La Chronique anglo-saxonne est une source de première importance que doit consulter l'historien qui étudie la période pré-normande de l'Angleterre1. Cette œuvre s'inscrit dans la réforme culturelle entreprise par le roi de Wessex Alfred le Grand aux alentours de 890. Le contexte politique de sa rédaction est très délicat puisque le Wessex est à cette époque le seul des anciens grands royaumes anglo-saxons à ne pas être tombé sous l'autorité des chefs scandinaves. Le but premier de la Chronique était de légitimer le règne de la dynastie d'Alfred. Les Scandinaves y sont donc dépeints comme des étrangers exerçant une autorité illégitime sur les terres anglaises. Pour cela les scribes ont très largement mis en avant les différences ethniques et religieuses entre ces deux populations. Il est possible de classer les appellations qu'ils ont donné aux opposants en trois catégories : une qui rassemble des termes ethniques et culturels, une seconde qui se concentre sur leur l'activité militaire, une dernière qui met en lumière leur activité maritime.
Lorsque la Chronique mentionne pour la première fois une attaque sur les côtes de Wessex en 787, le manuscrit A emploie la formule scypu Deniscra monna, des navires d'hommes Danois. Or d'autres versions de cette entrée emploient parallèlement l'expression scypu Norðmanna (des navires d'hommes du Nord) pour parler de ces mêmes attaquants. Les appellations Denisc / Dene et Norðmann sont en réalité synonymes dans le contexte de cette œuvre. Si nous connaissons des textes anglo-saxons de cette période qui nomment précisément les Danois Denisc / Dene et les Norvégiens Norðmenn, ce n'est pas le but recherché par les scribes de la Chronique qui souhaitaient avant tout définir un ennemi clairement définissable pour le lecteur. À cette identification ethnique s'ajoute une identification culturelle qui est le paganisme. Avec la christianisation du Nord au cours du Xe siècle, la mention de cette différence religieuse disparait progressivement. Entre les entrées 787 et 865 les principales appellations données aux Scandinaves sont Dene / Denisc (Danois), Norðmenn (hommes du Nord) et hæðene menn (hommes païens). Au tournant de l'an mil ces notions changent à cause de l’émergence des royaumes scandinaves. Si Dene / Denisc ne désigne pas précisément un danois durant le premier âge viking, cela devient le cas lorsque Sveinn Ier de Danemark et son fils Knútr le Grand entreprennent leur conquête de l'Angleterre entre l'an 1003 et 1016. En 1066 la Chronique emploie de façon très épisodique le terme Normenn pour désigner les Norvégiens lors de la campagne menée par le roi Haraldr Hárfagri.
La Chronique anglo-saxonne met en avant l'activité maritime des Scandinaves. Sciplhæst et flota sont deux synonymes qui désignent des équipages, des flottes ou des marins. Le mot wicing est intéressant puisqu'il existe en scandinave sous la forme víkingr. Il y a néanmoins une différence majeure d'emploi entre les deux langues. Wicing est traduit depuis le VIIIe siècle par le latin piraticus, pirate. C'est donc un terme très péjoratif. Or le scandinave víkingr est élogieux comme le montrent plusieurs pierres runiques qui dressent un portrait très flatteurs des participants aux expéditions vikings, qualifiant parfois ces hommes de drengjaR, terme qui exalte la fougue, le courage et la hardiesse des individus commémorés3. Ce n'est qu'avec la christianisation du Nord que le vieil anglais wicing donna une teinte plus négative à víkingr.
Les noms donnés aux Scandinaves par la Chronique anglo-saxonne nous permettent de comprendre comment les chroniqueurs Anglo-Saxons ont procédé pour les opposer aux populations locales et quelle perception ils avaient d'eux. Nous constatons que les confusions entre les termes ethniques sont volontaires. La dynastie de Wessex est mise en opposition aux chefs scandinaves et est présentée comme une lignée prestigieuse, présente sur le sol anglais depuis la fin du Ve siècle et garante de la protection de la chrétienté sur l'île de Bretagne. Les chroniqueurs ne manquent pas de criminaliser l'ennemi par des termes très négatifs. Cette source témoigne également de l'organisation des bandes armées et de la place très importante de la navigation dans les incursions scandinaves.
Valentin Cadoret.
L'auteur est étudiant en deuxième année de master auprès du Département d'Études Nordiques de l'université de Caen.
1Cette source consiste en un ensemble de 7 manuscrits répertoriés de A à G. Généralement l'historien du haut Moyen Âge s'appuie sur les textes A, B, C, D et E car ils ont été enrichis au fil des événements entre le IXe et le XIIe siècle.
2Le texte juridique qui fait une mention détaillée de ce point est connu sous Lois d'Ine contenu dans le manuscrit Corpus Christi College Cambridge MS 173
3Voir
notamment les pierres de Gårdstånga (DR
330) et de Härlingstorp (Vg 61).
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