samedi 1 février 2020

Voix venues d’ailleurs dans la littérature de Finlande

Le prix Finlandia de 2019 a été donné à Pajtim Statovci pour son roman Bolla. Comme dans ses œuvres précédents, l’auteur raconte l’histoire de personnages déracinés par la guerre des Balkans qui cherchent une nouvelle vie ailleurs. Dans le cas de Bolla, cet ailleurs ressemble à la Finlande, bien que le roman ne nomme pas le pays d’accueil des réfugiés.
On pourrait imaginer que l’arrivée d’une voix exilée dans la littérature du pays présente une nouveauté. Le style particulier de Statovci crée des glissements sémantiques inattendus dans des métaphores et au bout des phrases subordonnées. Il possède en effet une fraîcheur admirable qui donne une force particulière à la narration. Mais au-delà de cette nouveauté de style, l’auteur peut être situé dans une longue tradition de déplacements et migrations qui a façonné l’histoire littéraire de la Finlande.

La figure éminente dans cette tradition est Edith Södergran, pionnière de la poésie moderne nordique. Originaire de Saint-Pétersbourg, elle a voyagé en Europe avant de s’installer sur l’Isthme de Carélie à la fin de sa courte vie, après que sa famille eut presque tout perdu à la révolution de 1917. Elle ne trouvait pas sa place dans les milieux littéraires de Helsinki où son accent pétersbourgeois ne passait pas inaperçu. 

Les frères Parland – Henry, Ralf et Oscar, tous écrivains – ont connu une trajectoire similaire, comme Tito Colliander qui a continué sa pérégrination littéraire et spirituelle jusqu’à Paris et en Estonie du sud pour revenir au monastère de Nouveau Valamo en Finlande, et repartir de nouveau.

Ils ont tous écrit en suédois, l’autre langue nationale du pays, mais leur importance pour la littérature finlandaise est loin d’être négligeable. En fait, Oscar Parland disait écrire son œuvre dans une langue étrangère ; il parlait russe et allemand à la maison. Ont-ils donc apporté une voix étrangère dans les lettres finlandaises, d’abord à travers le suédois excentré des Saint-pétersbourgeois et ensuite à travers des traductions vers le finnois ? 

Sans doute, mais en le faisant, ils ont donné une expression aiguë à un phénomène qui existait déjà dans la littérature du pays, dans le cœur même de sa tradition. Le roman Les sept frères d’Aleksis Kivi, le premier roman finnois qui reste un chef d’œuvre absolu, est truffé de svéticismes et russismes : le narrateur et les personnages de Kivi parlent une langue étrangère en s’exprimant en finnois, ou bien, leur finnois est une langue qui s’ouvre de l’intérieur vers d’autres horizons.

Kivi a vécu sa vie confiné dans un triangle formé par les communes de Nurmijärvi et Tuusula au nord, les lieux de sa naissance et sa mort, Helsinki dans le sud et Siuntio dans l’ouest. Un périmètre minuscule comparé aux distances que Statovci et ses personnages traversent. La force de l’altérité – ce défi, cette possibilité vitale, cette ouverture que l’étranger présente – ne dépend pas d’une distance calculable en kilomètres. 

On peut dire aussi : les exilés de Bolla sont en nous. 

P.S. Le premier roman de Statovci, Mon chat Yougoslavia a été publié en traduction française en 2016 chez Denoël (trad. Claire Saint-Germain).

Harri Veivo
L’auteur est professeur au Département d’études nordiques de l’Université de Caen Normandie.

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