vendredi 30 avril 2021

Le regard de Niviaq Korneliussen sur le Groenland.

« Aujourd’hui, le monde, porté par des inquiétudes environnementales, a les yeux tournés vers l’Arctique et le Groenland : cette attention ne laisse toutefois pas de place aux voix ni aux préoccupations de ceux qui y vivent ». Cette phrase de Daniel Chartier qui se trouve dans la préface qu’il fait du premier roman de Niviak Korneliussen indique à quel point le Groenland a besoin d’être raconté de l’intérieur, alors que les médias étrangers concentrent leurs discours sur la promesse de nouvelles ressources énergétiques. 


Le Groenland, territoire tant instrumentalisé, déshumanisé, qu’un certain président pensait pouvoir simplement l’acheter pour l’annexer. Pourtant, ce sont bien 56 000 groenlandais qui habitent cette grande île septentrionale. 


Cette population est traversée des mêmes doutes, questionnements identitaires, fractures sociales que celles du reste du monde et l’œuvre contemporaine de Niviaq Korneliussen explore « de l’intérieur » les interrogations auxquelles sont confrontés les jeunes groenlandais de sa génération. 


Ce fut d’abord le cas dans le roman qui l’a faite internationalement connaître : Homo Sapienne, originellement publié en groenlandais en 2014 et publié aux éditions Milik puis auto traduit par l’autrice en danois avant d’être traduit dans d’autres langues, et finalement publié en français en 2017 par les Éditions La Peuplade. 


Si l’intrigue de ce récit se situe dans ce que Daniel Chartier désigne comme un « micromilieu marginal », les problématiques abordées par le biais des cinq personnages de Fia, Sara, Inuk, Arnak et Ivinnguaq sont inscrites dans une histoire sociale, politique, queer et postcoloniale qui touche l’intégralité de la population mondiale. Dans un pays que l’on sent écrasé par le poids de son histoire, de la domination du Danemark et des traditions, les personnages se débattent dans une confusion identitaire liée à leurs interrogations concernant leur orientation sexuelle et leur appartenance de genre.


Le roman a marqué par son universalité, par sa forme également (on retrouve des conversations sms entre les personnages qui telles des captures d’écran ancrent la fiction dans un réalisme résolument moderne). Son succès doit entre autres au fait d’avoir ouvert les yeux des lecteurs et lectrices sur l’existence de ces jeunes groenlandais que l’histoire sociale, politique et internationale semblait avoir complètement oubliés. 


En 2020, l’autrice a publié un second roman, Blomsterdalen, nominé pour de nombreux prix littéraires nordiques tels que le Nordisk Råds Litteraturpris, le prix de littérature de Politiken ainsi que le Montana Litteraturpris. Dans ce second roman, Niviaq Korneliussen explore d’autres tabous culturels en se concentrant sur le taux élevé du suicide chez les jeunes groenlandais. Elle l’a écrit pour combattre ce qu’elle nomme la culture du suicide, une culture qui tait un fait désastreux, le fait que de très nombreux.ses jeunes intentent à leur propre vie. 


Pour contrer le silence des médias mais également de l’art, et suite à une période de militantisme où elle a essayé d’alerter les politiques au cours de manifestations, elle décida de s’emparer du sujet par le biais de la littérature. Dans une interview accordée à la chaine de radio danoise P1, Niviaq Korneliussen expliquait que l’attente pour s’entretenir avec un psychologue est très longue et que pour les jeunes vivant dans l’est du pays devant s’adresser à un psychologue danois situé à l’ouest du pays consiste souvent en une barrière à la fois décourageante et linguistique, ce dernier ne comprenant pas nécessairement leur dialecte.  A cela s’ajoute un manque cruel de travailleurs sociaux, de psychologues et de ressources mises en place pour aider ces jeunes désorientés. Sur ce même plateau, elle explique que son roman vise à mener les Groenlandais eux-mêmes à parler du suicide en se servant du roman comme point de départ.


L’autrice a également traduit vers le danois un autre ouvrage publié en 2015 aux éditions groenlandaises Milik, écrit par Sørine Steenholdt. Dans ce recueil de nouvelles, sous couvert de fiction sociale réaliste, l’autrice explore les domaines du suicide, du vol et du viol, des dysfonctionnements familiaux, de l’alcoolisme, de la criminalité, de la drogue. Écrivaine née en 1986 elle revendique comme Niviak Korneliussen l’importance cruciale de traiter ces sujets en étant groenlandais afin de ne pas apposer aux fractures groenlandaises des préjugés. 


Conséquence du retentissement de ces discours qui forcent à ouvrir les yeux sur des réalités humaines et qui détournent le débat des ressources énergétiques, la télévision danoise a diffusé ces dernières années deux séries de reportages en particulier qui visent à déconstruire les clichés dont sont affublés les Groenlandais.


Le premier, diffusé au cours de l’été 2017 et intitulé « Hemmeligheder fra Nuuk » (Secrets de Nuuk) s’empare de similaires à ceux d'Homo Sapienne, et des jeunes racontent à la caméra leurs secrets, qu’il s’agisse d’homosexualité, de relations extra-conjugales ou de violence domestiques. 


Dans le second, « De unge grønlændere » (Les jeunes Groenlandais) les téléspectateurs suivent le quotidien, les luttes et les ambitions de six jeunes groenlandais de Nuuk. Ces discours enfin portés par la littérature et la télévision retentissent avec un public qui découvre que derrière les icebergs et la course aux forages se trouve une jeune génération déterminée à s’affirmer. 


 

Camille Deschamps Vierø

L’auteure est doctorante en littérature générale et comparée à l’Université Bordeaux Montaigne et vacataire à l'Université de Caen Normandie.

 

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