Depuis
des centaines d’années les habitants des côtes de l’Europe du nord ont eu des
relations très proches avec l’eider à duvet. Afin de pouvoir ramasser le
précieux duvet de ces canards plongeurs, les Nordiques les invitent à
vivre en communauté avec eux pendant quelques semaines de l’année. Mais la question qui
se pose est celle de savoir si la notion de domestication est appropriée pour qualifier
cette tradition de cohabitation
entre l’Homme et l’animal. Pour poser la question
autrement : où s’arrête la nature et où commence la culture dans la
relation entre l’Homme et l’eider ?
L’eider à
duvet, nommé
Somateria
mollissima par Carl Linnæus en 1758, vit dans les régions
arctiques et boréales dans tout l’hémisphère nord. En Norvège, les eiders à
duvet nichent sur toute la côte, mais ils sont surtout nombreux au nord de
Trondheim. Les eiders préfèrent se nicher dans des endroits ouverts près de la
mer. Les femelles installent leurs nids à même le sol et elles couvent seules sans
l’aide des mâles pendant environ 25 jours. Les nids abritent normalement entre
quatre et six œufs et les femelles tapissent les nids avec leur duvet afin de les
garder au chaud.
Pendant la période où elles couvent,
les eiders sont très vulnérables aux prédateurs. Les mouettes, les visons, les
renards et les corbeaux guettent les nids pour leur dérober les œufs et les
oisillons. C’est la menace des prédateurs qui incite l’eider à s’approcher de
l’Homme. La présence humaine fait fuir les prédateurs et c’est ainsi que les
fermes sur les côtes sont entourées par des colonies d’eiders nichant parfois
tout près des maisons. Pour protéger celles-ci, on construit aussi des abris en
bois ou en pierre où les femelles peuvent s’installer dès le printemps. D’une
année à l’autre l’eider revient souvent sur le même site pour couver. Après l’éclosion
des couvées, les femelles quittent les nids et amènent les oisillons vers l’eau
où ils commencent à s’alimenter. Pour les propriétaires des fermes le moment de
la récolte du duvet est arrivé.
Dans certaines régions au nord
de la Norvège le duvet de l’eider représentait autrefois une ressource importante.
Ayant une capacité d’isolation extraordinaire, le duvet de l’eider se vendait à
des prix très élevés pour faire des couettes. Ce sont des produits très rares, car il faut entre 70 et 80
nids pour obtenir un kilo de duvet. Depuis 1940 cette activité a perdu de
l’ampleur, mais dans l’archipel de Vega dans la région de Nordland les
traditions se maintiennent.
L’histoire
de la domestication des animaux est considérée comme une étape importante de
notre histoire culturelle. Cette histoire est souvent écrite en termes de
domination et de contrôle, mais l’exemple de la relation entre l’Homme et l’eider
rompt avec la vision dominante de la domestication. À Vega et dans d’autres
endroits sur la côte norvégienne où l’on ramasse encore le duvet d’eider, il
existe une rare relation de réciprocité et de respect mutuel entre l’Homme et
l’eider. A cela s’ajoute le fait que les eiders ne sont pas en captivité et que
la cohabitation n’est pas définitive, mais périodique. Les eiders à duvet ne sont
donc ni domestiques, ni vraiment sauvages, ce qui peut nous amener à remettre
en question les catégories qui ont servi à décrire le développement de la
société agricole.
Un groupe
de chercheurs attachés au centre de recherche pluridisciplinaire CAS à Oslo
(Centre for Advanced Study at the Norwegian Academy of Science and Letters) s’est
posé la question de savoir si le concept dominant de domestication pourrait
nous empêcher de découvrir d’autres façons de vivre avec la nature que celle
qui domine dans les pays occidentaux. Dans l’Arctique, l’agriculture
traditionnelle est peu développée, mais les gens arrivent néanmoins à vivre des
ressources naturelles sans passer par la domination et le contrôle. Selon les
chercheurs, l’étude des relations entre l’Homme et la nature dans l’Arctique
pourraient nous donner des outils conceptuels pour écrire une autre version de
l’histoire de notre civilisation.
Lisez l’interview avec Marianne Lien,
professeur du CAS, en suivant le lien : http://cas.oslo.no/full-width-article/where-does-nature-end-and-culture-begin-article1830-1082.html
Jørn Riseth
L’auteur est Maître de Langue de Norvégien au Département d’Études Nordiques de l’Université de Caen Normandie et Doctorant à l'école doctorale 558 Histoire, Mémoire, Patrimoine, Langage / Université de Caen Normandie.
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