vendredi 15 septembre 2017

Cohabitations difficiles

Lorsque je suis revenu de vacances, j’ai découvert qu’un pigeon ramier (Columba palumbus) s’était installé au bord de ma fenêtre parisienne. Plutôt que de rester dans son habitat normal, la forêt, il a choisi de faire son nid dans ma jardinière. J’ai moyennement apprécié qu’il ait écrasé mes pélargoniums pour pondre deux œufs. Quelque part, j’ai été flatté par le fait que ce bel oiseau de la forêt se soit installé chez moi, mais l’idée de loger toute une famille de colombes ne me plaisait pas : J’ai pensé aux nuisances sonores, aux puces, à la grippe aviaire, etc. J’aime beaucoup les oiseaux, mais cette installation faisait tout de même désordre. Très vite, j’ai fait le nécessaire pour que le pigeon comprenne qu’il n’était pas le bienvenu. Que les oiseaux restent chez eux, dans la forêt !

Dans un parc animalier à Flå en Norvège, deux lynx boréals (Lynx lynx) vivaient tranquillement dans leur enclos. Un jour, un troisième lynx s’est joint à eux. Selon le journal Klar Tale, le dernier arrivé était si amoureux de la femelle, nommée Flora, qu’il a réussi à franchir une barrière haute de quatre mètres pour s’installer auprès d’elle. Et l’amour était réciproque; Flora avait l’air d’apprécier l’étranger. Les responsables du parc se réjouissaient par la perspective d’une grossesse, mais ont tout de même décidé d’expulser l’intrus. Ils considèrent qu’on ne peut pas mélanger des animaux nés en captivité avec des animaux sauvages. Endormi par une injection, le mâle a été transporté loin du parc pour qu’il ne revienne pas.

À Os sur la côte ouest de la Norvège, un cygne (Cygnus olor) s’est fait remarquer depuis un certain temps.Installé dans le port du village, il se défendait bec et pattes quand quelqu’un l’approchait. Au mois de juillet, après plusieurs prises de bec violentes entre le cygne et les passants dans le port, les autorités ont réglé le problème en tuant le cygne. Le maire de la commune, Marie Bruarøy, s'est prononcé à la radio NRK en disant que c’était triste, mais depuis la dernière attaque on n’avait pas d’autre choix car, disait-elle, « il a maintenant dépassé une limite ».

Une vive discussion s’en est suivie parmi la population locale, il y avait autant de monde qui soutenait la décision du maire que d’adversaires de la peine de mort. Certains pensaient qu’il était normal d’éliminer un animal dangereux, tandis que d’autres étaient d’avis qu’on ne peut pas tuer un cygne parce qu’il se comporte comme un cygne. Il est bien connu qu’il peut devenir agressif lors de la période de nidification ; Il faut donc savoir garder ses distances avec les cygnes qui défendent leur territoire, même s’ils nichent en pleine ville.

Les trois anecdotes ci-dessus montrent que la cohabitation entre les animaux sauvages et les humains n’est pas évidente, ni dans l’espace public, ni dans l’espace privé. Les relations se détériorent chaque fois qu’un animal ne respecte pas des frontières que la société a établies entre les espaces sauvages et les espaces humains. Pour beaucoup d’entre nous, il paraît normal que ce soit à l’homme de définir les limites à l’intérieur desquelles les autres animaux peuvent vivre. Mais cette approche anthropocentriste se heurte à la réalité que l’on peut observer sur le terrain. Les animaux choisissent leur habitat en fonction des besoins qui sont les leurs et souvent, ils s’installent dans notre voisinage ou même dans nos habitations.

À l’époque moderne, les espaces traditionnellement occupés par les animaux sauvages ont rétréci à cause des activités humaines comme la construction des routes, l’expansion des villes et le développement de l’agriculture. Le dérèglement climatique est également en train de changer les conditions de vie de certains animaux d’une manière radicale. Les anecdotes ci-dessus montrent que les animaux peuvent s’adapter aux transformations de leur environnement d’une manière inattendue. Nous, les humains, avons du mal, de notre côté, à comprendre quand les animaux adoptent un nouveau schéma comportemental. Surpris par des comportements inconnus qui dépassent la dichotomie conventionnelle entre nature et culture, nous sommes désemparés.

L’histoire du pigeon dans la jardinière, par exemple, m’a amené dans une impasse. Selon une logique bien ancrée dans la culture occidentale, il est normal que je défende mon territoire et que j’utilise de ma force pour repousser l’intrus. Mais mon rapport avec l’oiseau ne pouvait pas être réduit à une simple question de force et de domination. J’étais à la fois réservé à l’idée de la cohabitation et incapable de considérer le pigeon comme un nuisible ou un envahisseur. Je me suis mis à penser à lui comme un étranger à la recherche d’un pays de refuge. Au risque de me faire traiter d’écolo sentimental, j’ai essayé de partager mes ressentiments avec mon entourage, mais l’incohérence de mon discours a tout de suite été pointée du doigt. Je me suis rendu compte que le cadre conceptuel proposé par la société dans laquelle je vivais ne me permettait pas de raconter mes sentiments emmêlés à l’égard de l’oiseau en question.

Fondée sur les sciences, la définition manichéenne de nos relations avec les êtres non humains ne laisse pas de place aux changements ou aux nuances une fois que le rapport avec une espèce est défini. Pour raconter les nouvelles relations de voisinage que nous développons avec les animaux, certains peuples indigènes pourraient nous donner d’autres pistes à suivre. Selon l’anthropologue Philippe Descola, les animistes ont un appareil conceptuel qui nous permettrait de comprendre nos relations avec les animaux qui echappent aux catégories habituelles. (P. Descola. Par-delà nature et culture. Éditions Gallimard. 2005) Dans leur système ontologique, les êtres hybrides ne sont pas considérés comme des anomalies. Plutôt que de s’affoler à cause d’un pigeon dans la jardinière, pourrait-on envisager de négocier une solution que les deux parties de l’histoire acceptent ? Sommes-nous prêts à établir des règles de cohabitation avec les animaux selon une logique de réciprocité comme nous le faisons avec nos voisins de palier ?


Jørn Riseth

L’auteur est Maître de Langue de Norvégien au Département d’Études Nordiques de l’Université de Caen Normandie et Doctorant à l'école doctorale 558 Histoire, Mémoire, Patrimoine, Langage / Université de Caen Normandie.

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