- Tu ne dois pas croire que tu es quelque chose.
- Tu ne dois pas croire que tu vaux autant que nous.
- Tu ne dois pas croire que tu es plus intelligent que nous.
- Tu ne dois pas te figurer que tu es meilleur que nous.
- Tu ne dois pas croire que tu en sais plus que nous.
- Tu ne dois pas croire que tu vaux mieux que nous.
- Tu ne dois pas croire que tu es capable de quoi que ce soit.
- Tu ne dois pas rire de nous.
- Tu ne dois pas croire que quelqu’un se préoccupe de toi.
- Tu ne dois pas croire que tu peux nous apprendre quoi que ce soit.[1]
Ainsi sonne la « loi de Jante », telle qu’exposée dans Un fugitif recoupe ses traces (En flyktning krysser sitt spor, 1933)
d’Aksel Sandemose (né en 1899 à Nykøbing Mors, au Danemark, mort en 1965 à
Copenhague). Le contenu en est on ne peut plus clair : aucune tête ne doit
dépasser, quel que soit le contexte, quelles que soient les circonstances. Une
onzième formule, plus officieuse celle-là, est utilisée en présence des
contrevenants potentiels : « Tu crois peut-être que je ne sais rien
sur toi ? »[2]
Au Danemark comme en Norvège et comme en Suède, les valeurs luthériennes
d’humilité et d’égalité trouvent une illustration, à la limite de la caricature, dans les dix commandements
(c’est le terme utilisé par l’auteur, bud,
qui renvoie directement aux commandements bibliques) de cette loi. Aksel Sandemose
les a édictées, Henrik Ibsen, August Strindberg et Cora Sandel (pour ne citer
qu’eux) avaient dénoncé avant lui le carcan établi, institutionnalisé, de ces
milieux provinciaux trop fermés.
Apparu en 1670 en Allemagne,
le piétisme s’établit dans le royaume de Danemark-Norvège dès les années 1730.
Cela faisait presque 200 ans que le luthéranisme était religion d’État en
Norvège (1537). Au moment où Sandemose écrit, le piétisme est donc déjà présent
depuis deux siècles, le luthéranisme depuis quatre.
Jante est une petite ville fictive, inspirée par la ville natale de
Sandemose, Nykøbing Mors (Jutland), mais l’auteur a précisé par la suite qu’il
pouvait s’agir de n’importe quelle ville en Scandinavie, et cite en particulier
Ribe et Arendal, mais aussi Kristiansund, Tromsø et Viborg ; aucune ville
en Suède, ce qui est étonnant, bien que l’auteur y ait séjourné de 1941 à la
fin de la Deuxième guerre mondiale. C’est la petite ville typique, dans toute
son horreur, où tout le monde se connaît, s’espionne et se déteste
cordialement. Ouvriers ou dirigeants de père en fils, parce que c’est normal et
qu’aucune variation n’est tolérée – elle n’est même pas envisagée, les habitants
de Jante font de cette ville une réédition scandinave moderne de la caverne
platonicienne, régie par ces lois qui font
tout autant souffrir qu’elles servent à faire souffrir les autres :
« Avec les dix commandements de sa loi, Jante tient
Jante en échec. » (p. 65). Tous les habitants, sans la moindre
exception, sont à la fois victimes et bourreaux ; le législateur, lui, est
aux abonnés absents. Égalité feinte, admise ou réelle, ces dix commandements
font en pratique que « Tout le monde fait la même taille mais croit que
les autres sont plus grands. » (p. 67)
Un
fugitif recoupe ses traces a tout d’une enquête
policière, si ce n’est qu’elle est menée par le criminel lui-même : le
jeune Espen Arnakke, qui s’est rendu coupable d’un meurtre dans un contexte de
rivalité amoureuse, comprend en se plongeant dans ses souvenirs qu’il est
devenu un assassin – en arrivant à l’âge adulte – à cause de l’éducation qu’il
a reçue à Jante, une éducation dont chaque élément était directement régi par
les dix commandements de cette loi.
La Loi de Jante est aujourd’hui bien connue de tous les Scandinaves, et les
références y sont nombreuses et fréquentes, dans l’écrasante majorité des cas
sur le mode ironique ou plaisant. Elle est aujourd’hui associée
à un certain fatalisme négatif, à la limite du déterminisme, et les références
les plus fréquentes vont dans le sens de contrecarrer, voire de briser la Loi
de Jante. Une recherche Google permet de constater qu’il s’agit d’un phénomène
presque exclusivement autochtone : on trouve 293 000 résultats
pour « Janteloven » (l’expression norvégienne et danoise),
214 000 pour « Jantelagen » (la même expression en suédois), tandis
que l’anglais est très loin derrière avec moins de 30 000 résultats pour
« Law of Jante ».
Alex Fouillet
L’auteur est enseignant vacataire au Département d’études nordiques de l’Université de Caen Normandie.
[1] Aksel Sandemose, Un fugitif
recoupe ses traces, Caen, Presses universitaires de Caen, 2014, p. 65.
[2] Ibid., p 111.
[3] « N’allez surtout pas croire que vous pouvez vous permettre de
venir raconter tout un tas de conneries juste parce que vous vous prenez pour
je ne sais quoi. », Gunnar Staalesen, Utenfor
er hundene, Oslo, Gyldendal norsk forlag, 2018, p. 98.
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