jeudi 1 novembre 2018

La « Loi de Jante » dans la Scandinavie actuelle


  1. Tu ne dois pas croire que tu es quelque chose.

  2. Tu ne dois pas croire que tu vaux autant que nous.
  3. Tu ne dois pas croire que tu es plus intelligent que nous.
  4. Tu ne dois pas te figurer que tu es meilleur que nous.

  5. Tu ne dois pas croire que tu en sais plus que nous.

  6. Tu ne dois pas croire que tu vaux mieux que nous.

  7. Tu ne dois pas croire que tu es capable de quoi que ce soit.
  8. Tu ne dois pas rire de nous.

  9. Tu ne dois pas croire que quelqu’un se préoccupe de toi.
  10. Tu ne dois pas croire que tu peux nous apprendre quoi que ce soit.[1]


Ainsi sonne la « loi de Jante », telle qu’exposée dans Un fugitif recoupe ses traces (En flyktning krysser sitt spor, 1933) d’Aksel Sandemose (né en 1899 à Nykøbing Mors, au Danemark, mort en 1965 à Copenhague). Le contenu en est on ne peut plus clair : aucune tête ne doit dépasser, quel que soit le contexte, quelles que soient les circonstances. Une onzième formule, plus officieuse celle-là, est utilisée en présence des contrevenants potentiels : « Tu crois peut-être que je ne sais rien sur toi ? »[2]


Au Danemark comme en Norvège et comme en Suède, les valeurs luthériennes d’humilité et d’égalité trouvent une illustration, à la limite de la caricature, dans les dix commandements (c’est le terme utilisé par l’auteur, bud, qui renvoie directement aux commandements bibliques) de cette loi. Aksel Sandemose les a édictées, Henrik Ibsen, August Strindberg et Cora Sandel (pour ne citer qu’eux) avaient dénoncé avant lui le carcan établi, institutionnalisé, de ces milieux provinciaux trop fermés.


Apparu en 1670 en Allemagne, le piétisme s’établit dans le royaume de Danemark-Norvège dès les années 1730. Cela faisait presque 200 ans que le luthéranisme était religion d’État en Norvège (1537). Au moment où Sandemose écrit, le piétisme est donc déjà présent depuis deux siècles, le luthéranisme depuis quatre.


Jante est une petite ville fictive, inspirée par la ville natale de Sandemose, Nykøbing Mors (Jutland), mais l’auteur a précisé par la suite qu’il pouvait s’agir de n’importe quelle ville en Scandinavie, et cite en particulier Ribe et Arendal, mais aussi Kristiansund, Tromsø et Viborg ; aucune ville en Suède, ce qui est étonnant, bien que l’auteur y ait séjourné de 1941 à la fin de la Deuxième guerre mondiale. C’est la petite ville typique, dans toute son horreur, où tout le monde se connaît, s’espionne et se déteste cordialement. Ouvriers ou dirigeants de père en fils, parce que c’est normal et qu’aucune variation n’est tolérée – elle n’est même pas envisagée, les habitants de Jante font de cette ville une réédition scandinave moderne de la caverne platonicienne, régie par ces lois qui font tout autant souffrir qu’elles servent à faire souffrir les autres : « Avec les dix commandements de sa loi, Jante tient Jante en échec. » (p. 65). Tous les habitants, sans la moindre exception, sont à la fois victimes et bourreaux ; le législateur, lui, est aux abonnés absents. Égalité feinte, admise ou réelle, ces dix commandements font en pratique que « Tout le monde fait la même taille mais croit que les autres sont plus grands. » (p. 67)


Un fugitif recoupe ses traces a tout d’une enquête policière, si ce n’est qu’elle est menée par le criminel lui-même : le jeune Espen Arnakke, qui s’est rendu coupable d’un meurtre dans un contexte de rivalité amoureuse, comprend en se plongeant dans ses souvenirs qu’il est devenu un assassin – en arrivant à l’âge adulte – à cause de l’éducation qu’il a reçue à Jante, une éducation dont chaque élément était directement régi par les dix commandements de cette loi.



La Loi de Jante est aujourd’hui bien connue de tous les Scandinaves, et les références y sont nombreuses et fréquentes, dans l’écrasante majorité des cas sur le mode ironique ou plaisant. Elle est aujourd’hui associée à un certain fatalisme négatif, à la limite du déterminisme, et les références les plus fréquentes vont dans le sens de contrecarrer, voire de briser la Loi de Jante. Une recherche Google permet de constater qu’il s’agit d’un phénomène presque exclusivement autochtone : on trouve 293 000 résultats pour « Janteloven » (l’expression norvégienne et danoise), 214 000 pour « Jantelagen » (la même expression en suédois), tandis que l’anglais est très loin derrière avec moins de 30 000 résultats pour « Law of Jante ».


Le poids de cette loi est sensible dans les articles à travers la presse, quand il s’agit de briser ce cercle vicieux ou de rédiger une « anti-loi de Jante ». Mais la référence est aussi présente sur un mode plus léger, ses commandements sont détournés, adaptés, ici aussi en positif : Høyskolen Kristiania, une fondation à but éducatif et scientifique, avait pour slogan en 2013 « Du skal ikke komme her og tro du ikke kan noe », « Tu ne dois pas venir nous trouver en pensant que tu n’es capable de rien ». Le nom de cette loi a été détourné plusieurs fois en Jenteloven, soit « la loi des filles » : un album de chansons réalisé par un groupe de travail du Nationaltheater en 1974, un livre (Gyldendal) en 2018, et l’expression revient régulièrement sur les réseaux sociaux, en positif (les filles font leur loi) ou en négatif (les filles sont soumises à une loi particulière et injuste). On peut penser que la formulation très répétitive et très simple de ces « lois » a laissé des traces, et que les Scandinaves jouent très facilement avec quand ils emploient spontanément une tournure équivalente : « Du må bare ikke tro at du kan komme her og slenge ut en masse dritt fordi du tror du er noe. »[3] Dans cet exemple, le début spontané de la réplique semble entraîner très naturellement une allusion moqueuse à cette célèbre loi.

Alex Fouillet

L’auteur est enseignant vacataire au Département d’études nordiques de l’Université de Caen Normandie. 



[1] Aksel Sandemose, Un fugitif recoupe ses traces, Caen, Presses universitaires de Caen, 2014, p. 65.
[2] Ibid., p 111.
[3] « N’allez surtout pas croire que vous pouvez vous permettre de venir raconter tout un tas de conneries juste parce que vous vous prenez pour je ne sais quoi. », Gunnar Staalesen, Utenfor er hundene, Oslo, Gyldendal norsk forlag, 2018, p. 98.




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